• La Renaissance

         

    La Renaissance

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            Mon grand-père paraissait ne voir que moi. Les yeux emplis de douleur et d’inquiétude, il me dévisageait. Pour la première fois depuis près de dix ans, il semblait avoir retrouvé toutes ses facultés mentales.

            « Elina… Tu dois m’écouter.»

    Malgré le masque de verre, sa respiration était très difficile et l’élocution de ces quelques mots sembla le priver de toute son énergie. Timidement, effrayée par la mort imminente de cet être que j’aimais et que j’avais toujours respecté, je m’approchai de lui afin de mieux entendre ce qu’il souhaitait me dire.

    « Tout est dans une lettre, dans mon bureau. Ensuite tu sauras.»

    Je hochai la tête afin de lui faire comprendre que je la lirai et le soulagement envahit ses yeux d’un bleu profond. Rassuré, il se détourna et ferma les paupières. J’aurais aimé savoir de quoi il parlait, mais il était bien trop faible pour se lancer dans une véritable discussion.

    Lorsqu’il sortit de sa torpeur, la folie semblait de nouveau l’habiter et il se mit à grommeler et à s’agiter violemment.

    « Maman ! criai-je, tentant de retenir son grand-père. J’ai besoin d’aide ! »

    Immédiatement, ma mère accourut dans la pièce, seringue à la main. Son visage semblait inexpressif et ses yeux secs, pourtant je sentais l’émotion qui vibrait en son sein. Elle s’approcha de son père, et je l’aidai à l’immobiliser afin de pouvoir le soulager. Malgré les coups et les cris qu’il nous destinait, nous parvînmes à maintenir l’un de ses bras.

    Finalement, la seringue rencontra la fine peau du vieillard, la déchirant tendrement, et le sérum pénétra dans ses veines. Nous le tînmes encore quelques minutes, à bout de souffle sous ses assauts répétés, avant qu’enfin, ses muscles ne se relâchent.

    Ma mère se redressa difficilement. Sa figure était couverte de sueur ou de larmes, je n’aurais su le définir. Elle se tourna en soupirant et ôta quelques secondes son masque, essuyant d’un geste son front tout en prenant garde à retenir sa respiration. Je m’approchai d’elle, curieuse de voir son visage à nu.

    Sentant mon regard qui s’aventurait sur ses traits, elle remit avec hâte son masque. Les Hommes n’étaient plus habitués à se montrer sans leur prison de verre sur le visage, qui leur permettait de respirer. Les bébés, les vieillards, les adultes… Tous en possédaient. En effet, il y avait bien longtemps que nous serions tous morts sans ce petit prolongement de nous même.

    « Sors maintenant. Il n’y a plus rien à voir ici. »

    Le ton morne de sa voix me fit sursauter. Malgré les guerres, la destruction de la planète et l’extinction de la vie, ma mère avait toujours gardé le timbre chantant de l’époque bénie qui était sienne, époque où les Hommes avaient encore le choix de changer leur destinée, et celle de la Terre. Maintenant, il n’y avait plus aucun choix à faire. Il ne restait plus qu’à subir.

    Résignée, je sortis de la pièce.

     

    Quelques jours passèrent avant que mon grand-père ne meure. Comme à chaque décès, nous dûmes rendre aux autorités l’ensemble des effets personnels lui appartenant et dont nous n’avions pas besoin : son masque, ses vêtements, et quelques bibelots sans intérêt. Aujourd’hui, plus rien ne se jetait et ces objets trouveraient bien vite un nouveau propriétaire.

    Ce n’était qu’après qu’il fut incinéré avec une dizaine d’autres cadavres que je me souvins de notre dernière conversation. Obnubilée par mes devoirs bénévoles envers la société (cette semaine, j’étais chargée de confectionner les colis de nourriture plus ou moins artificielle,  et de les distribuer), j’en avais oublié ses confidences et je me promis d’y remédier le soir même.

    À la nuit tombée, je me rendis subrepticement dans l’ancienne chambre de mon grand-père, me faisant suffisamment discrète pour ne pas réveiller ma mère. J’avais le sentiment que cette lettre contenait un secret que je me devais de garder pour moi, aussi j’avais choisi de ne rien lui dire.

    Une fois la lampe de la pièce allumée, je me dirigeai silencieusement vers le bureau et j’ouvris les tiroirs un à un. Le premier contenait de la paperasse sans intérêt, datant sans aucun doute d’avant la Troisième Guerre Mondiale : le papier n’existait plus désormais. Le second était vide tandis que le dernier renfermait une vieille paire de lunettes dont mon grand-père ne se servait plus depuis bien longtemps. Les lunettes étaient importables aujourd’hui, le masque de verre recouvrant l’ensemble du visage.

    Déçue et rongée par le doute, je rouvris le premier tiroir et j’examinais soigneusement les papiers qu’il contenait. Des documents divers, sa convocation à l’armée pour la guerre, de la correspondance… Rien avec mon prénom. Juste de fichues lettres sans intérêt. Je soupirai. Sans doute la folie n’avait-elle pas temporairement disparu de lui, comme je l’avais cru.

    Je m’apprêtais à ranger les documents avant d’oublier cette histoire sans queue ni tête lorsqu’une fine languette soigneusement posée contre l’intérieur du tiroir attira mon attention. Je tirai dessus doucement, et le fond du tiroir se souleva, laissant apparaître une cachette de deux à trois centimètres de hauteur contenant une enveloppe et un petit sachet en plastique.

    Retenant avec peine un cri de victoire, je m’emparai de la lettre et déchirai fébrilement l’enveloppe. L’écriture était fine et serrée, le papier fragile sous mes doigts, bien plus âgé que moi-même. Avec impatience et appréhension, j’en commençai la lecture.

     

    « Chère Elina,

    Au moment où tu liras cette lettre, je serais mort depuis quelques jours, te laissant ainsi une grande mission. C’est à toi d’être la lumière de notre peuple. Et il est temps pour toi d’accomplir ton destin. Tu dois sauver la vie, notre monde, notre espèce.

    Sans doute me prendras-tu pour un fou en lisant ces lignes, mais tu dois m’écouter, je t’en prie. Quelque part en Amazonie se trouve un arbre. Le dernier des arbres. Comment le sais-je ? Il me faudrait bien plus d’une lettre pour te le raconter. Suis le fleuve de l’Amazone et tu devrais le trouver. Si l’espoir existe encore, alors des pousses l’entoureront. Si tel est le cas, prends une feuille de l’une d’elle. Tu sauras quoi en faire.

    La vie donnera la vie, et la renaissance débutera. »

     

    J’avançais de quelques pas. Le vent matinal soufflait sur mon visage, apportant l’air nauséabond et pollué de la planète. J’avais espéré pouvoir respirer normalement, sans sas de protection, dans ce lieu éloigné de toute présence humaine. Néanmoins, je n’étais pas assez stupide pour me laisser mourir. Soupirant, je sortis de mon sac mon masque et l’enfilai de nouveau, à regret. Immédiatement, l’air devint pur et cessa de brûler mes poumons empoisonnés.

    À vrai dire, je n’avais jamais connu la Terre telle qu’elle était auparavant, au début du vingt-et-unième siècle. Le masque et les divers désagréments étaient mon quotidien depuis le berceau. J’étais née en deux-mille-soixante, peu après la troisième guerre mondiale – et la dernière, sans aucun doute. Bien trop tard pour connaître la beauté et la puissance de notre Nature : les bombes atomiques, les pollutions, les maladies, les armes nous avaient menés à notre perte.

    « Le poumon de la planète ». C’était ainsi qu’on nommait ce lieu, dans le passé. Des milliers de mètres carrés de forêt grouillant d’indigènes à l’état sauvage, d’animaux multicolores et de végétaux alimentant la planète entière en oxygène et la débarrassant de ce qui lui était néfaste. Une biodiversité exceptionnelle, me racontait mon grand-père en me montrant ses vieilles photos sur papier glacé.

    Autour de moi, le paysage était dévasté. L’herbe avait disparu, laissant place à une terre sèche et acide. Le sol crissait sous mes pas, fragile et impuissant à donner la vie. Le lit asséché de l’Amazone était gigantesque, s’étalait à perte de vu. Il n’y avait plus rien, c’était évident. Nous avions tué la vie, notre propre poumon. Où allais-je bien pouvoir trouver ce fichu arbre dans un tel lieu.

    Qu’espérais-je de ce voyage hormis une errance de plusieurs jours ? Pourquoi avoir écouté un homme atteint de folie ? Je ne le savais pas. Je sentais au plus profond de moi que mon destin était de venir ici, de parcourir ces paysages monotones. Et puis, s’il disait vrai ? Si l’Humanité pouvait réellement être sauvée ?

    Il ne fallait pas se leurrer : sans la Nature, l’Humanité était condamnée à dépérir avant de disparaître, comme les autres formes de vie auparavant. Obligée de fabriquer elle même une nourriture infecte, « de survie » à partir de quelques cellules, à collecter des eaux de pluie polluées ou à dessaler l’eau de mer pour se nourrir et s’abreuver. Après des années de consommation irraisonnée, de surexploitation de la planète, de déforestation, d’extinction d’espèces, les Hommes, maîtres incontestables, se devaient de se rationner. Quelle ironie ! Même en cas de deuxième chance, je doutais que les Hommes ne commettent pas de nouveau les mêmes erreurs.

    Plusieurs fois, je crus voir au loin des formes étranges pouvant s’apparenter à un arbre. Les premières fois, l’espoir m’envahissait et j’accélérais le pas, pressée d’en finir enfin avec cette quête. Néanmoins, je me rendis bien vite compte que ces images n’étaient que des constructions de mon esprit, fatigué et lassé par les paysages rigoureusement identiques.

    Soudain, alors que le soleil dépassait son zénith, je vis une forme ayant une vague ressemblance avec un arbre à plusieurs kilomètres de moi. Cette fois, je le sentais, il était vraiment là. C’était le mien. L’arbre de la vie. L’arbre de la renaissance des Hommes. L’espoir de toute une espèce.

    Sous l’effet de l’adrénaline, mes pas se firent plus grands et plus espacés. À chaque enjambée, il se rapprochait de moi. Certes, très lentement, mais je ne me laissais pas décourager. C’était la dernière ligne droite, le moment de vérité. Notre destin à tous se jouait en cet instant.

    Un pas. Deux pas. Trois pas. Il ne me restait plus que deux heures avant de l’atteindre, ou je serais forcée de m’arrêter à cause de la nuit. Un pas. Deux pas. Trois pas. En vérité, ces minutes – cette éternité, d’après mon ressenti – étaient sans doute les plus importantes et les plus stressantes de ma vie.

    Ainsi, la cadence de ma marche s’accentuait toujours davantage afin de mettre à terme à ce supplice, de telle sorte que j’arrivais bientôt à une centaine de mètres de l’arbre. C’est alors que je le reconnus. Mon grand-père m’avait souvent parlé de lui : arbre sacré pour les Mayas, il était surnommé l’arbre de vie. Immédiatement, mes yeux s’emplirent de larmes devant un tel spectacle : il était immense, couvert de fleurs blanches dont je souhaitai sentir le parfum, toucher la douceur. C’était la première fois que je voyais un arbre. La première fois que j’étais aussi proche d’un élément naturel.

    Mais quelques pas plus tard, l’arbre était déjà sorti de mon esprit : autour de lui, des centaines d’arbrisseaux s’étendaient sur un diamètre impressionnant. Slalomant entre eux afin de ne pas les abîmer, je m’accroupis devant l’un d’eux – celui qui me semblait être le plus vivace –­ et tendrement, j’en recueillis une mince feuille naissante.

    La vie était là, entre mes mains. Prête à accorder son pardon aux Hommes, prête à la renaissance.

    « La vie donnera la vie, et la renaissance débutera. » susurrai-je à la pousse.

    Et il en fut ainsi.

     

     

    © Gwénaëlle Collin, All Rights Reserved

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  • Commentaires

    10
    Jeudi 21 Mai 2015 à 11:45

    Non, je ne connais pas :). Oui, c'est vrai que j'y avais pas forcément pensé, mais c'est vrai qu'actuellement, certains portent déjà ce type de masque pour pouvoir respirer un minimum.

    Je suis pas engagée, dans le sens où je suis pas un consommatrice écologique, ni engagée dans une association, mais c'est vrai que c'est quand même quelque chose qui me préoccupe, et que je réaliserai peut-être plus tard.

    Merci de ta visite !

    9
    Jeudi 21 Mai 2015 à 00:09

    Beau texte, bien raconté et sujet intéressant... Qui me fait tristement penser à ceux qui portent déjà des masques quand ils sortent. Ça me rappelle aussi le texte d'une auteure italienne, qui a écrit sur un futur où il n'y aurait plus de végétaux, peut-être que tu connais ? Tu ne serais pas un peu engagée pour l'écologie par hasard ?

    8
    Mardi 19 Août 2014 à 13:14
    7
    Mardi 19 Août 2014 à 13:13

    Ce texte est tout simplement époustouflant!

    J'ai vraiment beaucoup aimé!

    6
    Dimanche 3 Août 2014 à 13:23

    Merci beaucoup Mallaury <3.

    C'est faux, simplement c'est plus difficile de voir son propre talent ;). En tout cas, merci pour ton soutien, et de ton passage :)

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    5
    Dimanche 3 Août 2014 à 10:55

    Tu me l'avais montré celui là! Il est magnifique! De toute façon, je ne peux pas écrire, t'es beaucoup plus forte que moi donc j'aurais fait belle figure à côté (au concours de lecture, par exemple). Ne t'arrête pas surtout.

    Mallaury

    4
    Vendredi 27 Juin 2014 à 22:21

    Merci ;)

    3
    Vendredi 27 Juin 2014 à 18:53

    Ah oui, je me souviens maintenant ! ;-) ce texte m'a beaucoup émue lorsque j'ai lu le recueil ! Très beau texte, et félicitations !!

    2
    Samedi 21 Juin 2014 à 15:20

    Merci beaucoup =) Contente que ça t'ai plu !

    1
    Samedi 21 Juin 2014 à 12:46

    Et bien ! Quelle histoire ! On est tenu en haleine du debut à la fin. Bravo

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