• Culpabilité

            

    Culpabilité

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                Il était allongé sur le petit lit blanc, paisible. Son visage était le seul élément que j’osais encore regarder. Son corps, sec, maigre, décharné, m’effrayait tant il avait changé. Ses cheveux poivre et sel lui tombaient dans les yeux, et je me promis de les lui couper prochainement bien qu’ils eussent l’avantage de camoufler ses yeux clos à jamais.

                  Avant, mon père était militaire. Il l’avait été pendant près de trente ans de sa vie. Enfant, je priais chaque soir pour qu’il nous revienne, à ma mère et à moi, indemnes. Et à chaque nouvelle permission, Dieu réalisait mon souhait et mon père apparaissait, nous pressant tendrement contre son torse musclé.

                Qui aurait cru qu’un simple accident de voiture aurait raison de lui ? Je m’étais préparé psychologiquement à tout : une prise d’otage, un attentat, un assassinat, une mort au combat. J’aurais supporté toutes ces atrocités. Mais jamais je n’avais envisagé un accident de voiture, assez puissant pour lui faire perdre son corps et sa conscience, mais pas suffisamment pour le faire rejoindre ma mère.

                Un an était passé, depuis ce jour. Et chaque samedi, je me rendais à l’hôpital, seul, priant de nouveau Dieu pour que ce supplice cesse, pour lui comme pour moi. Je savais que mon père n’aurait jamais voulu finir sa vie ainsi. Paralysé, sans conscience, sur le lit d’un hôpital miteux de la région parisienne. Et pourtant, on ne lui avait pas laissé le choix. On l’avait décidé pour lui. Et il le subissait.

                Il s’appelait Mikaël, celui qui l’avait envoyé ici. Mikaël Humbert. Il avait vingt-deux ans au moment de l’accident. Je ne lui avais jamais parlé, jamais il ne s’était excusé. Même au cours du procès, il était resté impassible sans compassion aucune pour l’homme dont il avait détruit la vie.

                Jamais je n’oublierais son visage, presque railleur, et le sourire qu’il n’avait su camoufler à l’énoncé du verdict. Nous étions au moins d’accord sur un point : lui comme moi l’avions trouvé bien trop clément. J’avais eu envie de me lever de ma chaise, de crier, d’expliquer au juge que cet homme ne savait pas ce que représentait une vie humaine, et qu’il était et resterait un danger pour moi, lui, et pour ses enfants. Mais je n’avais pas bronché, tandis que ma femme serrait davantage ma main comme pour m’inciter au calme.

                Il y a certaines personnes que même la mort n’arrête pas. Hormis la leur.

                « Papa… »

                J’aurais voulu lui dire ce que je ressentais, combien j’étais désolé de savoir son assassin toujours en vie et sans doute sans regret. Je me sentais coupable de le laisser continuer sa vie, tandis que mon père subissait cette situation chaque jour. Je revoyais dans mon esprit le regard qu’il me lançait parfois, quand je le décevais, et qui me donnait immédiatement envie de pleurer. Je savais que mon père serait déçu de moi, de rester ainsi, de laisser la justice libérer des assassins et oublier des victimes innocentes.

                Je pris sa main, tant pour me calmer que pour tenter de communiquer avec lui, de lui faire savoir que j’étais présent, toujours à ses côtés. Je savais que les médecins m’avaient dit qu’il était inutile de lui parler, de le toucher. Mais j’espérais néanmoins qu’ils se trompaient, et que je ne venais pas chaque semaine inutilement.

                « Papa, comment te venger ? »

                J’attendis plusieurs secondes. Il n’y eut aucune réponse, évidemment.

                J’allais me lever pour l’embrasser et partir quand une infirmière pénétra dans la pièce pour lui faire sa toilette.

     

                Les jours passèrent, tous identiques, sans surprise.

                Ma vie s’était arrêtée depuis que mon père était dans cet hôpital. La tristesse de la perte passée, la culpabilité et le sentiment d’impuissance ne cessaient de m’habiter, de me poursuivre, même dans mes rêves.

                Il n’était pas rare que je rêve de Mikaël. Je le voyais, mener une vie paisible, pleine de joie et de bonheur, une fois sa peine de prison achevée. Je le voyais rire avec ses amis de ce « petit vieux » qui avait eu l’imprudence de croiser sa route. Je l’imaginais se vanter de sa peine de prison, faisant de lui un « petit caïd ». Cet accident n’aurait pu être un plus beau cadeau pour Mikaël, j’en étais persuadé.

                Et plus mon inconscient me harcelait avec ces images créées de toutes pièces, plus mon envie de vengeance grandissait et me brûlait peu à peu.

                Je ne sais pas vraiment ce qui m’avait décidé définitivement à agir. Sans doute une succession de petits événements sans importance, que je pris comme prétexte à mon geste. J’avais seulement besoin d’excuses, pour tranquilliser ma conscience. Au fond de moi, je savais que je ferais le mal, que je deviendrais un assassin, comme lui. Mais la culpabilité était plus forte. Et elle gagna.

     

                Un jour, mon fils me demanda pourquoi je n’avais pas de parents, comme ma femme. Je lui expliquai que ma mère était morte il y avait longtemps, d’une douloureuse maladie. Quant à mon père, j’hésitai à lui dire la vérité. Je ne tenais pas à montrer à mon fils son grand-père, tel qu’il était aujourd’hui.

                « Et papy ? »

                Ses grands yeux bleus fixés sur moi me firent céder. C’étaient les mêmes que ceux de mon père, et je n’avais jamais su y résister : « Papy est à l’hôpital, Tom. »

                Il réfléchit un instant à ce qu’était un hôpital et se tut. Je priais pour que cette réponse le contente et qu’il ne me demande pas plus de détails. Mais, âgé de cinq ans, Tom était à l’apogée de sa curiosité : « Pourquoi, papa ? Il est malade ? Comme mamie ? »

                Alors je lui expliquai, dans un langage simple et concis, que son grand-père avait été victime d’un accident de voiture, que s’il n’était pas mort, il n’était pas non plus tout à fait en vie. Et en moi, la culpabilité bouillonnait, mais également une rage sourde et profonde. Tom aurait dû connaître son grand-père, et jamais je n’aurais eu à lui expliquer une chose aussi violente si Mikaël n’avait pas existé. Pour la première fois, je haïssais quelqu’un, profondément.

                Une semaine plus tard, nous nous rendions au chevet de mon père, ma femme, Tom, et moi. Jamais je n’avais vu tant de tristesse et d’incompréhension dans son regard. Il prit la main de ma femme, et la serra très fort. Puis il murmura : « Maman, pourquoi papy il est comme ça ? »

                Parce que l’Homme est un monstre, Tom. Tout simplement.

     

                Trouver son adresse sur Internet ne m’avait pris plus d’une heure. Avec les réseaux sociaux, localiser quelqu’un était devenu un jeu d’enfant, même pour un homme de mon âge.

                Je commençai à me rendre devant chez lui, d’abord trois jours par semaine, puis tous les jours. À chaque fois, j’effectuais le même rituel : je me garais en face de chez lui, et j’observais avec des petites jumelles les pièces que laissaient apparaître les rideaux transparents. Je restais de longues heures afin de connaître ses habitudes. Je le vis partir plusieurs fois, le matin, aux environs de huit heures. Le soir, il revenait à des heures plus aléatoire : tantôt seize heures, tantôt dix-huit, voire tard dans la soirée.

                J’aimais l’espionner. Je me sentais comme un Dieu, décidant de la vie et de la mort de mes pairs. Je me sentais puissant, tout simplement. Et peu à peu, ce n’était plus la culpabilité et la haine qui guidaient mon corps, mais la soif de pouvoir.

                Après trois semaines passées à jouer les détectives, la présence quasiment permanente de ma voiture commença à inquiéter. Un soir, le voisin de Mikaël, près de chez qui je me garais puisque sa maison était face à la sienne, vint me trouver afin de connaître les raisons de ma présence permanente. Il était grand et musclé, le genre de personne avec qui il ne valait pas mieux plaisanter. Ne sachant quoi lui répondre, je choisis de quitter les lieux. De toute façon, j’avais déjà toutes les informations qu’il me fallait, soigneusement consignées dans un carnet.

     

                C’était un samedi soir. Le matin, j’avais rendu visite à mon père, sans doute pour la dernière fois, et je lui avais annoncé mon projet pour ce soir. Intérieurement, je priais pour qu’il soit fier de moi, bien que je ne le fasse plus seulement pour lui. J’avais eu l’impression qu’il semblait plus heureux qu’à l’accoutumée. Sans doute devenais-je fou.

                J’avais garé ma voiture à plusieurs rues de la sienne, afin de ne pas me faire repérer par les voisins, une nouvelle fois. Discrètement, j’avais traversé quelques jardins, profitant de la pénombre pour ne pas me faire remarquer. Bien vite, j’arrivai dans celui de Mikaël. Comme prévu, sa voiture n’était pas garée devant chez lui. Il se trouvait sans doute dans un bar quelconque de la ville, comme d’habitude.

                Bien évidemment, les portes étaient fermées à clé. Je sortis donc de mon sac à dos l’une des pierres que j’avais ramassées, et la frappai contre la fenêtre arrière du salon : Mikaël avait la mauvaise manie de ne pas fermer les volets, dommage pour lui. Le verre vola en éclat dans une pluie de débris. Je me figeai un instant afin de m’assurer que le bruit n’avait alerté personne, me retenant de rire. Tout était si simple que je me demandai pourquoi je ne l’avais pas fait bien plus tôt.

                Me contorsionnant, je me glissai délicatement par la fenêtre et m’installai sur le canapé. Il ne me restait plus qu’à attendre. Calmement, je me répétais mon plan dans ma tête : il ouvrira la porte, je resterai figé. Il allumera la lumière et se rendra compte de ma présence. Il s’avancera en titubant, saoul. Il me demandera qui je suis, et ce que je fais là. Je lui répondrai, lui expliquerai très froidement la raison et ma présence, puis je sortirai l’arme dans mon sac et le tuerai d’une balle dans le cœur. Ensuite, quand son corps aura cessé de s’agiter, de lutter pour survivre, j’appellerai le commissariat le plus proche et je me rendrai.

                Je n’avais pas peur, je n’étais pas même stressé. Seule l’excitation m’habitait, favorisée par l’afflux d’adrénaline dans mes veines. Une heure passa, puis deux. Il était minuit, et Mikaël n’était toujours pas là. L’excitation redescendait, tandis que le sommeil me gagnait. Je luttai, mais, peu à peu, mes membres s’engourdirent, mes paupières se fermèrent et la pénombre envahit mon esprit.

               

                « Monsieur ? Qui êtes-vous nom de Dieu !

                – Euh, Jack ? J’ai trouvé ça dans son sac…

                – De mieux en mieux. »

                On me secoua, mais je ne voulais pas me réveiller. Je savais que ces hommes me voulaient des ennuis. Comment avais-je pu m’endormir ? Où était Mikaël ? Je ne le reconnaissais dans aucune des voix.

                Je revis les yeux de mon père, quand il avait honte de moi, quand je le décevais.

                « Eh, Jack, regarde, il pleure… »

                Oui, je pleure. Non content de détruire la vie de mon père, Mikaël venait également de détruire la mienne. À cause de lui, j’allais passer de longs mois en prison, loin de ma famille, avec le goût amer de l’échec dans la bouche. J’étais un raté.

                « Ça suffit maintenant. Ouvrez les yeux où on vous embarque directement. »

                Péniblement, je me redressai et clignai des yeux à de nombreuses reprises. Deux agents me faisaient face. Comment avaient-ils eu connaissance de mon projet ?

                « Où est Mikaël ? »

                Les deux agents se lancèrent un regard, puis se mirent à rire. Je les observai, éberlué.

                « Eh bien, mon vieux, tu arrives trop tard.

                – Où est-il ? »

                Jack me regarda fixement, mon arme dans le petit sachet qu’il tenait. La situation lui semblait particulièrement comique.

                « Il est mort. Il s’est pris un arbre en rentrant cette nuit. 130 km/heure, sur une départementale. Il ne fait pas les choses à moitié, ce mec-là ! »

                Et ils rirent une nouvelle fois tandis que je digérai la nouvelle.

                Mikaël était mort. Je l’avais attendu ici toute la nuit, sans savoir qu’il était à quelques kilomètres d’ici, écrasé contre un arbre. Plusieurs sentiments me submergèrent. La joie, d’abord. Dieu avait vengé mon père, et choisit de débarrasser ce monde d’une de ces fripouilles. Mais aussi une amère déception. J’avais échoué. J’aurais voulu le tuer de ma main, le faire souffrir, lui expliquer pourquoi il allait mourir, ce soir. Mais je n’en avais pas eu le plaisir.

                « J’aurais aimé le tuer moi-même. »

                Les deux agents me regardèrent, comme s’ils étaient réellement peinés pour moi. Ils ne devaient pas porter Mikaël dans leur cœur. Puis, ils m’ordonnèrent de me lever puis me passèrent les menottes, non sans m’énoncer mes droits.

                Assis sur le banc des accusés, j’étais monstre à mon tour.

    © Gwénaëlle Collin, All Rights Reserved

     

    « Rien ne vaut la douceur du foyer, M. Higgins ClarkEspoir »

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  • Commentaires

    10
    Jeudi 12 Février 2015 à 23:11

    j'en ai bien l'intention XD . Si tu veux, si c'est pas trop demander , tu peux faire de meme et me donnez ton avis ^^ 

    9
    Jeudi 12 Février 2015 à 23:05

    Merci beaucoup, hésite pas à donner ton avis sur d'autres textes :)

    8
    Jeudi 12 Février 2015 à 21:22

    Mon dieu ! qu'elle talent! Du début a la fin tu m'as mis en haleine. J' ai adorée!! 

    7
    Jeudi 15 Janvier 2015 à 13:54

    avec plaisir ^^

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    6
    Jeudi 15 Janvier 2015 à 13:49

    Merci beaucoup !

    5
    Jeudi 15 Janvier 2015 à 13:47

    super écriture ^^

    vraiment agréable à lire :)

    4
    Vendredi 27 Juin 2014 à 13:23

    Si j'avais su qu'une commande chez Elinae m'apporterait des lecteurs... :o

    Merci beaucoup, contente que ça te plaise !

    3
    Vendredi 27 Juin 2014 à 11:45

    Je viens d'arriver sur ton blog par pur hasard grâce à la commande que tu as passé chez Elinae en fait x), et comme je suis d'une grande curiosité j'ai lu le texte ci-dessus... et franchement ! Tu as une très agréable écriture, c'est pourquoi je vais m'empresser d'aller lire le reste de tes écrits. J'ai hâte à la suite de ce texte-ci :) !

    2
    Mercredi 25 Juin 2014 à 21:34

    Merci beaucoup !

    Je ne connais pas, je vais aller faire un tour sur Internet voir de quoi il s'agit =)

    En tout cas merci d'être passée :) La suite dans quelques jours, quand plusieurs personnes auront lu le début. Je veux pas décourager les gens avec le double de texte x).

    1
    Mercredi 25 Juin 2014 à 21:32

    Oui la suite !! L'histoire est bien écrite, pleine de suspens... et me fait limite peur !
    Cela me fait un peu penser à "Moka" de Tatiana de Rosnay :)

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